L’Infirmière – Yokogao (Film, 2020)

Grand amateur de cinéma japonais, c’est non sans une joie à peine contrôlée que j’accueillais hier, en avant-première, L’Infirmière. 3 mois sans cinéma. 3 MOIS. Eh ben mes aïeux ! Si j’avais vu venir ça…Je ne dis pas qu’en presque 26 années d’existence, une telle chose ne s’était jamais produite auparavant. Il y a certainement eu dans ma vie des moments d’égarements, comme cette période où j’avais plus de billes à jouer et de cartes Pokémon à collectionner que de tickets de ciné. Et pourtant, que ces trois mois, hors des salles obscures, cloîtrés entre quatre murs, ont été longs… ! Alors bien sûr, c’était aussi l’occasion de rattraper quantité de DVDs entassés, ces blu-ray plein les étagères, ou encore ces séries en dématérialisé. L’occasion enfin de s’adonner à des parties de jeu-vidéo endiablées, chose sur laquelle je reviendrais très prochainement et en exclusivité sur un gros article à paraître…

Toujours est-il qu’après trois mois sans cinéma, retourner dans cette antre fantastique, cette caverne aux merveilles, où tourne la machine du rêve, fut comme en redécouvrir tout le sens et toute la jouissance. Étonnamment, ce ne sont pas des centaines de films qui se battaient à l’affiche, contrairement à ce que je tendais à pronostiquer. Les géants d’Hollywood mais également des studios plus modestes et parfois bien plus talentueux ont en vérité pris sur eux de repousser presque toutes leurs grosses sorties à des dates qu’ils ont jugé de meilleur augure, laissant de gros trous à combler. À ce propos, en aparté, très cher Monsieur Astier, si vous passiez par là, sachez cela : d’été comme d’hiver, de jour comme de nuit, par temps aride ou par tempête de neige, je serai là. Même si la date de sortie de votre chef-d’œuvre à venir se trouvait à nouveau modifiée, une quatrième fois, je serai là. Fin de la parenthèse.

Après deux premiers films français somme toute honorables (La Bonne épouse de Martin Provost & Les Parfums, de Grégory Magne sur lequel j’hésite encore à écrire une chronique), nous voilà repartis, Margaux & moi-même dans les dédales du septième art.

Une des choses qui me manquent le plus, en ces temps si troublés, c’est bien ma seconde maison, pays de rêves et d’évasion : le Japon. Interdits de frontières que nous sommes, encore à l’heure actuelle, alors même que nos amis japonais ont pour leur part, désormais plein accès à notre pays. Alors je vais chercher ici et là un peu de mon Japon à moi. Dans la gastronomie et sa tradition, que je n’ai cessé de pratiquer durant tous ces mois d’apparente inaction, dans le thé aussi, bien sûr, que j’ai continué de sourcer et de déguster avec passion. Le cinéma, enfin, qui est un formidable moyen de se sentir au plus près de cette culture, qui chaque jour un peu plus, fait partie de mon ADN culturelle.

Le cinéma japonais, certains acteurs de la scène indépendant en ont fait leur combat, et je savoure le fruit de leurs efforts en terme de programmation non sans une certaine délectation. Une nouvelle occasion pour moi de saluer le travail de l’équipe Hanami, mais aussi Arthouse, sans qui, avec d’autres (je pense aussi à Kinotayo), beaucoup de mes plus gros coups de cœur de ces dernières années, n’auraient pas eu lieu.

Rendez-vous donc au 5 Caumartin, salle qu’ils avaient choisi pour projeter l’avant-première française, face à la gare Saint-Lazare, pour un voyage de deux heures au pays du soleil-levant, au hasard des sombres couloirs…

L’infirmière est le nouveau film du réalisateur japonais, tout juste quadragénaire, Kōji FUKADA. Avec son Harmonium, très remarqué à Cannes, ayant décroché le fameux prix « Un Certain Regard », tout comme certaines autres perles du cinéma nippons, et quelques autres métrages moins plébiscités en occident (Au Revoir l’Été, Sayōnara…) le cinéaste en est, pour ainsi dire, seulement à ses premiers grands succès. Nul doute qu’avec les sujets sociaux et épineux qu’il évoqua jusqu’ici dans ses œuvres, non sans un certain talent, on continuera encore à entendre parler de lui jusque dans l’hexagone. Mais venons-en au film dont il est question aujourd’hui, voulez-vous ?

Son vrai titre est よこがお Yokogao, littéralement « de profil », une expression qui renvoie également, de façon figurée, à ce qui se cache derrière le « masque » social d’une personne, ce qui est au-delà de sa simple façade. Bien que je trouve ce titre plus parlant quant à l’identité du film, je puis comprendre qu’on l’ait échangé pour quelque chose de plus universel et qui se trouve être, ces temps derniers, ô combien actuel. Synopsis, je vous prie.

SYNOPSIS あらすじ

Ichiko est infirmière à domicile. Elle travaille au sein d’une famille qui la considère depuis toujours comme un membre à part entière. Mais lorsque la cadette de la famille disparaît, Ichiko se trouve suspectée de complicité d’enlèvement. En retraçant la chaîne des événements, un trouble grandit : est-elle coupable ? Qui est-elle vraiment ?

De la même façon que le titre choisi pour l’exploitation française ne pointe pas du doigt ce  dont il sera véritablement question dans le film, ce synopsis, qui semble dépeindre un thriller assez haletant, peut nous induire en erreur sur ce que le métrage aura à nous offrir.

Fort heureusement, en ce qui me concerne, j’ai pris l’habitude de ne rien attendre de particulier des œuvres cinématographiques vers lesquelles je me lance, autant que possible. Cela me permet ainsi d’être facilement happé par le propos et la forme que prendront ces dernières. Ce ne fut pas le cas cette fois pour Margaux, qui m’accompagnait, mais je reviendrais sur ce point à la fin de cette chronique.

Yokogao est un de ces films qui peuvent clairement vous perdre. Entre une narration décousue, des ambivalences omniprésentes et de nombreux non-dit qui jalonne l’œuvre, plus d’un spectateur pourrait s’en trouver au mieux, grandement troublé, au pire totalement désintéressé. Là où le film fonctionne, c’est lorsqu’on comprend que tous ces défauts apparents, tous ces éléments dérangeants, servent en vérité diablement bien le propos de Monsieur Fukada…

UNE NARRATION DÉCOUSUE

Le film joue avec nous, c’est évident. Flash-backs ? Rêves ? Fantasmes ? Univers parallèles ? Une demi-heure après la fin de la projection, vous pouvez continuer à ruminer les scènes et les dialogues sans pourtant trouver toutes les réponses aux énigmes voire incohérences présentées par le film. Pour certains, c’est la marque d’un scénario ou d’un montage mal maîtrisé : la sauce alors n’aura donc pas pris sur eux. Pour d’autres, c’est une part de frustration qui donne d’autant plus de corps au malaise ambiant que l’œuvre nous impose. Nous sommes alors parti prenant des enjeux amenés et nous nous posons en boucle les mêmes questions, comme si nous DEVIONS nous-même trancher. Et ça, c’est finement joué.

DES AMBIVALENCES OMNIPRÉSENTES

De fait, ce ne sont donc pas des révélations scénaristiques qui guident véritablement l’œuvre, comme c’est le cas pour la majorité des métrages, mais bien la tension qui va émaner de ces multiples incompréhensions. C’est un tourbillon de sens contraires et des multiplicités de point de vue qui nous accablent. Ce dernier point d’ailleurs, nous rappellera l’excellentissime Gone Girl, de David Fincher, mais avec cet habillage japonais tout empreint de ce qu’on appelle « tatemae » 建前, c’est-à-dire le travestissement de nos paroles et de nos pensées pour convenir aux attentes des autres et aux normes sociales du Japon. Y étaient évoqués là aussi la puissance écrasante de l’influence des médias sur les affaires judiciaires et criminelles, mais aussi la complexité que revêt la confrontation des points de vue mais aussi des faux-semblants. À ce propos, je retrouve avec plaisir Sosuke Ikematsu, jouant ici un coiffeur au double-jeu. Voilà un acteur m’ayant beaucoup marqué dans The Tokyo Night Sky Is Always the Densest Shade of Blue en 2017, un autre film obscur mais romantique qui n’a jamais été distribué en France ailleurs que dans le cadre du festival Kinotayo…

DE NOMBREUX NON-DITS

Tous ceux qui ont, comme moi, étudié les relations sociales, psychologiques et humaines s’accorderont sur le fait que les non-dits sont parmi les premiers facteurs de conflits. Là où ces derniers prennent une ampleur sidérale c’est lorsque le poids de la société nous empêche purement et simplement de les briser. Kōji Fukada réalise ici une véritable critique de la société japonaise, en ce qu’elle a de si dissonant, de si destructeur, lorsqu’il s’agit pour les individus de s’exprimer, de réaliser, de s’assumer ; d’exister. Entre honte et préjugés, recherche d’identité sexuelle ou recherche identité tout court, chaque personnage du métrage semble comme muselé, fendu de l’intérieur mais n’a pour ainsi dire, aucun moyen ne serait-ce que de le communiquer. Détraqué donc, mais quelque part plus détraqué encore par ce poids du collectif, cette pression sociale. On voit ici une autre thématique largement évoquée par d’autres œuvres récentes comme le brillant Joker, de Todd Philips. Un débat encore ouvert, visant à savoir si oui ou non nos sociétés engendrent par elle-même, par essence, tant de mal-être chez les individus, avec des conséquences dramatiques bien connues. Dans un monde japonais où la colère, le cri et le désespoir n’ont pas leur place, où seules les excuses, l’humilité, le silence et la discrétion sont reconnues comme code d’honneur, les gens implosent. Alors Mariko Tsutsui, dans la peau de l’infirmière Ichiko, implose. Et quelle implosion dans cette magnifique interprétation ! Combien de scènes nous font figurer que seul un hurlement ou un passage à l’acte peuvent la délivrer d’une telle souffrance ? Combien de fois, elle-même, se voit perdre les pédales et franchir la limite impardonnable ? Ne restent alors, dans cet imbroglio à peine humain, que les sons. Stridents, déchirants. Des bruits plutôt. Alarmes, sonneries, tonalités nous assaillent et nous agressent les tympans. Laissés parfois de longues secondes, pour pleinement nous faire ressentir cette colère inaudible, ce désespoir invisible ; elles sont lourdes de sens. Le dernier recours avant le vide, le dernier rempart avant la folie. Et la vie reprend pourtant, la façade est ravalée, tout comme la douleur, dissimulée.

Enfin, la bande-son originale du métrage, bien que discrète, saura se faire entendre au moment propice. De quoi ajouter encore un peu d’angoisse et de malaise, au cas où il en manquait au film… Je garderai en mémoire ces « boum » si percutants, si justes, et frappés aux bons moments. Pour clore cette chronique, je souhaitais revenir sur ces spectateurs que j’évoquaient en début d’article. Ceux qui, comme Margaux, ont été perdus par le film. À la lumière de ces propos et de ma propre interprétation, j’espère que je donnerais à ces derniers des éléments de compréhension pour ne pas pas passer à côté des qualités du métrage. Enfin, je n’ai pas parlé de la campagne qui entoure la promotion du film. Hanabi reverse ainsi des dons pour les infirmières au Japon qui ont été, comme certaines de leurs homologues françaises (rares en comparaison, fort heureusement) victimes de stigmatisation et d’ostracisation. Vous avez bien lu. En pleine période de pandémie, la société et les gens, se sont retournés contre leurs propre sauveurs. Mots glissés dans les boîtes aux lettres de soignants leur demandant de quitter leur appartement, agressions verbales, évitements sociaux… Ce phénomène incompréhensible ne devant pas s’installer et se normaliser, sous aucun prétexte, je salue cette mobilisation bien évidemment, tout en vous rappelant cependant que ce ne sera pas du tout l’objet du film.

L’infirmière n’est ici qu’un rôle social emprunté et non un combat de la profession représenté. Un masque que l’on choisit de porter pour le bien de la société. D’abord désarçonné puis cueilli au vol, j’ai été séduit par cette course folle. Malgré quelques défauts assumés, Kōji Fukada-san a encore ici de quoi briller. Son message, à faire passer : il serait temps de faire sonner un peu le honne 本音* .

Sortie en salles françaises le 5 Août 2020.

*notion qui s’oppose au tatemae, littéralement « son véritable », la parole ou la pensée qui émane du cœur et de la sincérité, non influencée par les normes et les attentes sociales.

Note globale : 4/5.

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